Visions d'une exploitation agricole de l'entre-deux-guerres en Planèze :
un bail à ferme singulier (1927)
Emanant du droit romain, le bail à ferme agricole est un contrat de location de terres et/ou de bâtiments par un propriétaire, appelé bailleur, à un exploitant, appelé preneur. Il en réglemente l’usage, pour une période donnée et à des conditions négociées, contre paiement d'un loyer, appelé fermage. Le loyer est fixe et contractualisé par le bail, à la différence du métayage dans lequel propriétaire et métayer se partagent les récoltes de l’année. Ce mode d’exploitation, presque disparu au Moyen Age, se développe peu à peu à partir des XVe et XVIe siècles. L’abolition du régime seigneurial à la Révolution, émancipe et renforce la propriété paysanne. La condition juridique du fermage est réglementée par le code civil de 1804. Le bail à ferme reste un contrat libre dont les règles sont fixées par la seule volonté des deux parties contractantes, bien que souvent tempérée par la coutume et l’usage. Il faudra attendre 1946 pour voir l’instauration, en France, d’un véritable statut du fermage et du métayage.

Le bail à ferme présenté ici est conclu le 23 mars 1927 par-devant Me Marcel Favardin, notaire à Saint-Flour, entre Alexis Bouniol, industriel à Paris, propriétaire bailleur, et les preneurs, Jean-Pierre Cros et Victorine Salaville. Ces derniers s’engagent solidairement pour une durée de trois ans, à compter du 25 décembre 1926, à exploiter « l’entier corps de domaine que M. Bouniol possède à Ternepessade commune de Saint-Flour », à l’exception toutefois de la maison de maître et de son jardin. Pour se faire, ils « sont tenus d’habiter par eux même avec leur famille et leurs domestiques le corps de ferme loué, qu’ils garniront de meubles, objets mobiliers, instruments aratoires, chevaux, bestiaux en suffisante quantité pour répondre du paiement exact du fermage ». Ils s’engagent aussi à entretenir l’ensemble des bâtiments, « afin de les rendre à l’expiration du bail dans l’état où ils les auront reçus » sans pour autant « pouvoir prétendre à aucune indemnité ni à aucune diminution de fermage ». Quant aux cultures, « ils seront tenus de bien et dûment labourer, fumer, cultiver et ensemencer les terres », « ils devront faucher les prés en temps et saisons convenables, les étaupiner, entretenir les canaux d’irrigation et rigoles ; fumer un tiers des prairies tous les ans ». En contrepartie, « ils auront droit à l’émondage des arbres du domaine », c’est-à-dire à l’usage du bois provenant de la taille des arbres. Ils pourront de même utiliser le bois et fagots nécessaires à leur chauffage. Le bail fixe aussi d’autres obligations ou interdictions quant à la sous-location éventuelle du fermage, à la répartition des impôts ou encore au droit de chasse, « expressément réservé » au bailleur. Viennent ensuite les « Réserves » ou redevances en nature dues par les preneurs : « deux litres de lait non écrémé par jour, une livre de beurre par semaine »…
Après l’énoncé des droits et obligations des contractants, Me Favardin établit un état des lieux très détaillé du domaine de Ternepessade. C’est une véritable mine d’informations, reflet de ce que pouvait être une exploitation agricole traditionnelle en Planèze durant l’entre-deux-guerres. Il distingue trois grands ensembles : le mobilier, le cheptel mort (ensemble du matériel agricole) et le cheptel vif (bétail). Le mobilier est assez sommaire : deux tables, quatre bancs, un fourneau avec marmites, un vaisselier et deux armoires… Comme prévu par le bail, il revient aux preneurs de meubler les lieux. On notera tout de même la présence d’un four à pain avec ses accessoires. Le cheptel mort est plus conséquent, on y trouve l’ensemble du matériel nécessaire à l’exploitation du domaine : échelles, tombereaux, chars, outils pour le ferrage, jougs, fourches, pelles, pioches, faucheuse, moissonneuse, charrues, brabant (charrue réversible), faux, herse… Si l’on peut y voir les débuts d’une mécanisation avec la faucheuse et la moissonneuse, la traction reste encore totalement animale. Le bail fait aussi état des grains, « soixante double-décalitres de seigle, trente double-décalitres d’avoine » et des fourrages, « quatorze meules de paille de quatorze quintaux chacune, un tas de foin de seize mètres cubes trente-deux centimètres-cubes » entreposés dans les granges.
Me Favardin s’attache ensuite à dépeindre très précisément l’état du cheptel vif de race Aubrac. Les bêtes sont décrites au centimètre près, preuve de leur valeur. A tel point que la description est même accompagnée d’un croquis précisant les zones utilisées pour la prise de mesures. Le cheptel se compose ainsi de « deux bœufs de trois ans, première qualité, l’un mesurant ; tour de cou : deux mètres cinq centimètres ; tour de poitrail : un mètre quatre-vingt-quinze centimètres ; milieu du ventre : deux mètres quinze centimètres ; tour des hanches : un mètre quatre-vingt-cinq centimètres ». Il y a aussi deux vaches de six ans « pour atteler », trois autres vaches et un taurillon de dix-huit mois, le tout décrit de la même manière. Il est spécifié que toutes les vaches sont pleines. La précision de la description du cheptel n’est pas anodine. A la fin du fermage, le fermier doit le restituer tel qu’il l’a pris en charge. C’est une source fréquente de conflits entre fermiers et propriétaires[1]. A partir des années 1920, pour éviter ces désaccords, plutôt que d’évaluer les animaux sur leur valeur financière fluctuante, l’habitude fut prise de les évaluer sur différents critères : âge, poids, taille, formes ou qualités laitières. A ce modeste cheptel, s’ajoutent « deux vaches laitières de douze à treize ans en bon état » et « trente-cinq poules et coq ».

La ferme de Ternepessade semble assez bien correspondre à une ferme moyenne de la Planèze des années 1920. La mécanisation est balbutiante sinon absente. La culture céréalière, en particulier du seigle, traditionnelle dans cette région du Cantal, est encore dominante. L’élevage semble demeurer au second plan avec quelques bovins pourvoyeurs de force de travail, de fumier et d’un peu de lait. Alfred Durand parle de ferme des « pays mixtes » par opposition au ferme des « pays pastoraux » pour lesquelles la production laitière, plus rentable, est devenue peu à peu prédominante au cours du XIXe siècle. Il y décrit une ferme moyenne comme entretenant 8 à 10 vaches pour une superficie de 20 à 25 ha. En 1938, il estime qu’une telle ferme peut produire un bénéfice de 12000 francs par an (10 000 francs de 1927)[2]. Le fermage demandé aux époux Cros en 1927 est de 8000 francs. Comme de tradition, il doit être payé en un seul terme à la Saint-Martin (11 novembre) de chaque année.
Cote ADC : 3 E 338/36. Texte rédigé par Nicolas Laparra
[1] La vie rurale dans les massifs volcaniques des Dores, du Cézallier, du Cantal et de l'Aubrac / par Alfred Durand, Aurillac : Imprimerie moderne, 1946. - Thèse Lettres Clermont-Ferrand : 1946
[2] D’après le convertisseur de l’INSEE : https://www.insee.fr/fr/information/2417794

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